vendredi 27 janvier 2012

Une histoire d'amour Dernière cigarette

Une histoire d'amour Dernière cigarette
Et c'est une chanson secrète
Qui fait au bord du ciel hésiter l'échafaud

Louis Aragon
« Cantique à Elsa : Les belles »


   Une lueur flamboyante en plein jour, minuscule et presque éteinte, tombait au ralenti devant la foule silencieuse. Les effluves âcres flottaient encore dans l’air mais on n’avait d’yeux que pour la cigarette qui, avec une douceur incomparable, venait s’échouer au pied de l’échafaud. Elle brillait, se consumait encore follement, désespérément, sans cesse ravivée par le mouvement d’air qui encadrait sa chute, quelques sursauts de vie comme un cœur qui rate ses derniers battements – la lueur orangée clignotait presque, plus évidente encore dans l’ombre de la foule hypnotisée. Il en restait à peine, ce n’était même plus que des débris incandescents liés dans une invraisemblable unité de matière. C’était tellement irréel que le bourreau même avait suspendu son geste, attendant, dans une crainte quasi religieuse, que la cigarette se soit éteinte pour actionner son levier – comme un signal de Dieu. Les braises se délitèrent en plein vol. Une à une, elles s’éteignaient en touchant le sol. Il n’en resta finalement qu’une, encore portée par l’air remué par les présences alentours, qui finalement se posa avec une infinie douceur entre les minuscules aspérités du béton, lutta une seconde pour briller encore, encore et toujours, puis s’éteignit.
   A cet instant, tous les regards se relevèrent d’un bloc pour se poser sur la femme, debout sur l’estrade, qui la corde au cou avait elle aussi regardé se consumer les miettes de son dernier plaisir et qui maintenant, pour suivre le mouvement naturel de la foule, avait fermé les yeux – elle se regardait elle-même, comme tous ceux qui la fixaient. D’un instant à l’autre elle attendait le bruit mat de la main calleuse du bourreau sur le levier – le grincement – le craquement – l’irréelle impression de la trappe qui s’ouvre doucement – ses pieds qui, comme détachés de son esprit, essaient faiblement de trouver un appui – la trappe qui tombe, enfin, et le bruit qui l’accompagne – la chute, brutale – l’air qui s’enfuit brusquement, l’étranglement – ses yeux qui se révulsent – ses mains attachées qui s’agitent dans un dernier sursaut – les soubresauts de son corps encore vivant – un dernier – encore un dernier – l’avant-dernier peut-être – et puis le noir.
   Le bourreau posa effectivement ses doigts sur le levier pétri d’échardes, mais le processus logique qui devait s’ensuivre s’arrêta net. Une voix s’élevait de la foule. Une voix, non ; un chant ; un chant faussé et hésitant, quelques mots et quelques notes brouillés dans la même marmelade sonore, mais un chant… La foule faisait silence, retenant sa respiration – un ultime hommage, peut-être – mais quelqu’un chantait dans la marée humaine. Petite voix insolite et incongrue, petite voix de femme, de fille même, créature féminine au bord du basculement, une voix vieille d’un vieillissement prématuré mais jeune comme au premier jour où elle avait crié… quelques années plus tôt, elle était pourtant si jeune la prostituée qui chantait dans la foule – elle était jeune et elle était belle, et elle avait cette voix brisée, ratée, comme une corde vocale où des ongles auraient gratté… Elle chantait donc et chantait au grand jour une chanson secrète, susurrée à tous les hommes un soir de débauche dans des draps clairs d’avoir été tant lavés, promise à tous les cœurs, assurée à toutes les consciences, un signal que tous ses amants partageaient sans en avoir conscience – leur propriété privée à tous. La chanson secrète de la petite prostituée éclatait et tous ceux qui la connaissaient baissaient les yeux ; puis, effarés, jetaient des coups d’œil autour d’eux ; puis, stupéfaits, observaient leurs concitoyens ; puis, rougissants, gênés, découverts, ramenaient leur regard au sol… Les femmes serraient le bras de leur mari, et sans comprendre l’origine de leur honte subite, baissaient les yeux pour voir ce qu’ils regardaient. Et ainsi peu à peu, toutes les têtes se penchèrent et il n’y eut plus qu’une marée de crânes et de cheveux devant l’échafaud – sauf une, droite et fière, sa bouche comme un rubis entaillé par où s’échappait une mélodie délatrice et confondante. La fille avait les yeux bien levés et regardait droit dans ceux de la condamnée qui, surprise, osait alors regarder le monde encore une fois. Elle la regardait et chantait, et chantait fort, de sa voix éraillée, discordante, mais débordante de tant de souvenirs qu’aucun homme dans l’assemblée ne pouvait l’écouter sans rougir. Le bourreau même avait la tête baissée. L’irréalité de la scène ressemblait à un tableau religieux où tous s’inclinaient devant la condamnée, et la petite prostituée tête droite chantait au creux du fatras humain pétri de mensonges qui l’entourait, accablant sa foule de clients de leur faute adultère si bien cachée dans leurs maisons et si bien entassée dans le cœur de la petite prostituée à qui ils avaient donné leurs nuits. Sous le chant accablant ils se reconnaissaient tous et tous savaient, et la femme sur l’estrade aurait voulu leur tendre la corde qui la liait à sa mort prochaine, puisque si on la pendait pour avoir trompé un homme, ils devaient tous être pendus pour avoir trompé une femme.
   Mais un amant plus rancunier que les autres bouscula presque incidemment la fille qui laissait s’échapper la mélopée accusatrice de ses lèvres, et le chant cessa. Aussitôt le levier s’abaissa – et ce fut le noir.

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