mercredi 6 novembre 2013

Ce sourire


Why so serious ? • Hans Zimmer - Batman : The Dark Knight
Lee Bermejo

   Ce sourire s'étend à peine trop loin pour déranger le regard.
   Il s'est figé dans la chair
   au fur et à mesure que la cicatrice se rétractait. Il a creusé les joues et,
   en rampant jusqu'aux tempes,
   il a soufflé sa gangrène sous la peau du crâne.
   Il s'est répandu tout doucement... car c'est un sourire.

   Frôlant son oreille, il lui a murmuré des mots doux
   et il a écouté le sourire car personne d'autre ne lui parlait...

dimanche 28 avril 2013

Des armes

Des armes, des armes
Et des poètes de service à la gâchette

Léo Ferré / Noir Désir
« Des armes »


   Les tireurs embusqués ne faisaient aucun bruit.
   Blottis dans le silence, ils regardaient tomber une neige de papiers brûlés.

   Dehors, des formes s'agitaient. Des formes saccadées comme des pantins qui faisaient des choses étranges comme se percuter à répétition, se croiser sans se regarder, cogner des mains qu'ils étaient incapables de serrer. Des mains de bois, des yeux de verre, des sourires peints.
   Ils se levèrent, visèrent, ajustèrent et les formes soudain, tombaient. Tombaient cœur perforé, percutées par les mots qui jaillissaient des tireurs. Ceux-ci avaient la bouche grande ouverte. Et ils mitraillaient.
   Et les pantins s'écroulaient les uns après les autres, et étrangement, ce visage qu'ils avaient porté si longtemps se fendillait soudain. Des craquelures naissaient au coin des lèvres, rampaient jusqu'à faire de cette peau – encore humaine, toujours humaine – jusqu'à faire de cette peau humaine une véritable route accidentée, un terrain d'apocalypse. Quelques râles s'extirpaient de ces fissures comme de faibles volutes de fumée.

vendredi 29 mars 2013

Pâques 88

   Le capitaine faucha adroitement une fée. Il savait exactement comment infléchir son crochet ; il y avait ce fin espace juste entre la pointe et le manche, là où le métal se recourbait, qu’il fallait ajuster pour les saisir tout juste au niveau de la taille. Il nota mentalement qu’il ne l’avait même pas éraflée et il s’admira de sa propre adresse.
   Prise par surprise, la petite créature n’eut pas le temps de s’échapper avant qu’il ne l’empoigne de sa main valide. Terrorisée, elle poussait, tirait, griffait mais il ne sentait rien que de légères et, quelque part, excitantes piqûres. Les yeux immenses de la fée étaient pleins de peur.

dimanche 10 février 2013

C

   C'est comme une femme dans ma chambre.
   C'est comme une femme et ce n'est encore qu'un fantasme.

   Elle est une présence immense, créature immobile et neutre, que je ne sais pas encore animer. Charnelle, quelque part, son sang fait de vent qui attend de battre – et une peau de bois froide.
   Elle n'est pas organique encore. Elle ne s'est pas animée encore.
   Elle attend.

   Elle est sortie du moule de mes rêves hésitants, de mes inspirations passagères. Elle est là et elle n'existe pas tout à fait. Elle est là et elle n'est pas exactement mienne ; elle ne bouge pas. Ne bruisse pas. Ne chante pas.
   Pas encore réanimée. Pas encore sortie de sa léthargie poussiéreuse, sculpture de bois et de métal.
   Sculpture et pas encore instrument. Objet et pas encore musique.
   (Je te rendrai musique, ô créature, ô instrument.)

Tweedle Dee Dum

Sur la lande parsemée d'étoiles
Sur l'horizon de nos oublis
Sur l'air d'une danse orientale
Marche Tweedle Dum, marche Tweedle Dee

Sur les pleurs qui résonnent le soir
Sur le cœur insensé d'un homme
Sur les folies d'un roi barbare
Marche Tweedle Dee, marche Tweedle Dum

Grin

Assis au faîte de la nuit, Grin
D'un œil arrogant surveille son domaine
Ruelles et toits comme autant de collines
Où il dénie à la lune le droit d'être reine

Le cœur de Grin est empli d'orgueil.
Il est fier et vaniteux, ce chat citadin ;
Persuadé que comme une fleur que l'on cueille
La ville endormie lui appartient

Il déambule, funambule
Au milieu de ses sujets assoupis
Il refuse de voir, sa fragile bulle
Peu à peu éclater lorsque disparaît la nuit

Et la ville s'éveille.
Derrière l'horizon des toits apparaît l'astre sanglant ;
Grin effrayé fuit le soleil
Qui le destitue en ricanant

Autour du chat apeuré se pressent
Quantité de gamins aux figures hilares
A coups de pierres le caressent
Détruisent avec méthode, son égoïste gloire

Grin se retire le cœur meurtri
L'orgueil en miettes, le pelage écarlate ;
Sa fierté piétinée, veut rentrer au logis
Au roi tombé, au roi déchu, échec et mat.

Là-bas

Un vent d'été souffle sur une lande oubliée.
Villes ?
Point.
Si ce n'est trois cahuttes comme un défi lancé au ciel.
Le roi est parti.
Maintenant il dort sous ce sol aride.
On l'a oublié.
Il fait chaud, une femme sort ;
elle est la lune de midi.
Belle comme une fleur qui se fane
dans un vase ébréché
d'où l'eau a fui.
Un enfant la suit...
Yeux noirs
noirs comme un ciel sans étoiles
comme un néant
un gouffre qui happe la lumière
un puits qui n'a pas de fond.
Comme peut-être
un rêve
qu'aucun sourire ne réveillera.

Abysses

Un jour, j'irai voir la mer.
Et je regarderai
tout au fond, tout au fond
là où dorment les sirènes
dans leur gangue de pierre.

Un jour, j'irai voir la mer.
Et je plongerai
tout au fond, tout au fond
éveiller les sirènes
de leur sommeil millénaire.

Un jour, j'irai voir la mer.
Et je coulerai
tout au fond, tout au fond
abandonnée des sirènes
rejetée de la terre.

L'épouvantail

Sur les dunes désertes et les champs enneigés
Sautille gaiement l'épouvantail tout d'hiver vêtu
Chasse les oiseaux à grands gestes et moulinets
Deux boutons en guise d'yeux, le sourire tordu

D'un seul sac de toile son visage est fait
D'un bâton son corps, de paille ses cheveux ;
De sourire il ne cessera jamais
Et jamais il ne fermera les yeux.

Apocalypse All Dressed In White

Et quand les villes disparaîtront sous un manteau de neige
Et quand les arbres mourront le cœur gelé
Et quand la glace fera s'arrêter les torrents
Et quand le ciel oubliera les couleurs pour toujours...
Alors l'Apocalypse toute vêtue de blanc
s'en ira du monde à pas lents
l'ayant guéri, par le plus ancien des remèdes,
de ses vicieux tourmenteurs et ses sombres problèmes.

Libelunga

Libelunga
est une jolie ville.
C'est aussi le nom
d'une charmante jeune fille ;
mais damoiselle Libelunga
n'habite pas dans la ville qui porte son nom.
Elle vit
dans un endroit bien plus froid ;
les gens n'aiment pas
aller chez Libelunga.
Car c'est une cité triste
une cité de pierre et de marbre
où les fenêtres sont rares.
Libelunga un jour
passera sûrement
dans la ville qui porte son nom ;
mais que ce jour-là se permette de tarder
car Libelunga portera la mort au sein
de la ville qui porte son nom.

La pianiste

   La porte s’ouvrit avec un bruit de grelots. Toutes les têtes s’y tournèrent par réflexe ; puis, ayant constaté que ce n’était pas un policier venu les contrôler, ou autre trouble-fête qui leur aurait gâché la soirée – ou animé, selon le point de vue que l’on adoptait – chacun revint à son intérêt principal, qui sa chope de bière, qui sa bouteille de whisky, avec un peu de mélancolie dans l’œil puisque l’objet de cet intérêt présentait un aspect que l’on aurait pu qualifier de vide.
   L’individu qui était entré, lui, n’accorda en revanche aucune attention aux hommes présents dans le bar. Il cherchait une femme – une femme qu’il savait pouvoir trouver ici, blottie dans un coin, une cigarette à peine consumée entre ses longs doigts tremblants. Il avait déjà eu l’occasion d’admirer ses mains, et bien qu’il ne lui portât pas une affection particulière, avait sincèrement regretté qu’elle ait bifurqué dans la voie sombre de ses semblables au lieu d’embrasser la vocation d’honnête pianiste qui s’ouvrait devant elle. Car pianiste, elle l’était ; mais les larmes que créaient ses notes légères et tranchantes n’étaient pas celles de l’admiration.
   Oui, cette femme était bien étrange, et malgré lui l’homme qui la cherchait à cette heure était fier de la connaître.