vendredi 27 janvier 2012

Quotidien

« Dans une prose d'une vingtaine de lignes, vous célèbrerez un objet du quotidien de votre choix. »


   Il est un objet que l'on trouve partout et qui n'est jamais le même.
   Il a cette propriété d'être ou ne pas être selon votre bon vouloir ; multiforme, il se fond silencieusement dans ce qui vous environne et les autres objets à votre gré prennent sa place. Il sera la table de l'élève épuisé et le corps de l'être aimé, le sol du vagabond et l'escalier du mendiant si ce n'est le contraire. Il est voluptueux, ou plat ; il est, ou n'est pas ; on le trouve partout, et n'importe où.
   Il est le compagnon de vos songes, Morphée fait objet, parti sur la pointe des pieds des rives de l'Oubli vous prendre dans ses bras. Peluche débaptisée des enfants devenus grands, il est le témoin de l'amour et en garde le parfum ; il est ce sourd confident des larmes de l'aube et des soupirs au crépuscule ; il est la voix muette qui murmure des mots doux à votre oreille somnolente lorsque le soleil s'est enfin noyé sur l'horizon. Il est l'ersatz au service des amoureux solitaires que leurs bras peuvent serrer à n'en plus finir, étouffeur étouffé des grands drames du silence. Il est l'arme de jeu et de bataille, obus soyeux que les éclats de rire éventrent dans une pluie de plumes.
   Enfin, il est celui que vous répugnez à quitter le matin venu ; la porte des rêves se referme, et l'oreiller redevient le cadavre de votre sommeil enfui.

« The spiderman is having me for dinner tonight. »

   Je progresse dans un monde invisible ; ils m’attrapent, brusquement, je ne sais pas d’où ils sortent ; et qui sont-ils ? Ils ressemblent à des vers – des filins – de légers fils d’araignée qui s’enroulent autour de mes bras, mes jambes, ma bouche, ils me bâillonnent, c’est la fin ; je ne peux plus parler ; ma tension augmente avidement, mon cœur bat et bat encore, où est-il ? Ils m’enserrent, attaquent mes yeux maintenant, je ne vois plus, que ce brouillard visqueux et opaque qui se dépose sur mes paupières, je ne te vois plus, je te perds, et je suis déjà flou dans tes yeux ! Qui suis-je ? La question ne se pose plus au creux de la toile ; je ne suis plus de toute façon ; je ne suis plus rien ; plus personne ; une personne peut-être ; à peine. Non. Le chant de l’araignée s’élève, c’est une mélopée sifflée, soufflée du passé. Elle tire sa toile, en rythme, viens, mon joli, viens, susurre-t-elle, ce soir tu seras mon dîner…

Une histoire d'amour Dernière cigarette

Une histoire d'amour Dernière cigarette
Et c'est une chanson secrète
Qui fait au bord du ciel hésiter l'échafaud

Louis Aragon
« Cantique à Elsa : Les belles »


   Une lueur flamboyante en plein jour, minuscule et presque éteinte, tombait au ralenti devant la foule silencieuse. Les effluves âcres flottaient encore dans l’air mais on n’avait d’yeux que pour la cigarette qui, avec une douceur incomparable, venait s’échouer au pied de l’échafaud. Elle brillait, se consumait encore follement, désespérément, sans cesse ravivée par le mouvement d’air qui encadrait sa chute, quelques sursauts de vie comme un cœur qui rate ses derniers battements – la lueur orangée clignotait presque, plus évidente encore dans l’ombre de la foule hypnotisée. Il en restait à peine, ce n’était même plus que des débris incandescents liés dans une invraisemblable unité de matière. C’était tellement irréel que le bourreau même avait suspendu son geste, attendant, dans une crainte quasi religieuse, que la cigarette se soit éteinte pour actionner son levier – comme un signal de Dieu. Les braises se délitèrent en plein vol. Une à une, elles s’éteignaient en touchant le sol. Il n’en resta finalement qu’une, encore portée par l’air remué par les présences alentours, qui finalement se posa avec une infinie douceur entre les minuscules aspérités du béton, lutta une seconde pour briller encore, encore et toujours, puis s’éteignit.

samedi 21 janvier 2012

La chambre dissimulée

   « Voici la nécropole et voici la colline. » La forteresse de Barbe-Bleue s'y dresse. Initiales BB, comme un antique et sanglant sex-symbol maculé de meurtres, et son sourire torve de Jack l’Éventreur qui aurait échangé les putes contre des princesses. Il a les yeux brillants et globuleux, pourris de fièvre. Le cœur de Barbe-Bleue bat sourdement en ces murs – mais vous ne le voyez pas ; il est tout autour de vous. La vue est surréaliste et c'est esthétique ces crochets de boucher où dansent sans grâce aucune les cadavres de femmes aimées. Filtre bleu sur le projecteur ; c'est une chambre froide, et il fait noir ici. Ni portes ni fenêtres dans le congélateur de l'amant meurtrier. Elles se balancent doucement dans leurs robes étincelantes d'une housse de givre qui fait luire leur peau blafarde dans l'obscurité, enchaînées par d'innombrables dentelles prisonnières des stalactites.

Conte

Do not be jealous of your sister.
Know that diamonds and roses
are as uncomfortable when they tumble from
one's lips as toads and frogs ;
colder, too, and sharper, and they cut.
Neil Gaiman
 « Instructions »


   L'une crache des diamants l'autre des crapauds.
   L'une crache des roses l'autre des serpents.
   La première s'écorche la bouche. Lentement, patiemment, les épines des roses et l'arête coupante des diamants tracent dans sa bouche le sourire de l'ange. La chair se fendille, s'ouvre, vomissant une cascade brillante et odorante. Et les roses deviennent rouges et les diamants deviennent rubis.
   Pendant ce temps, l'autre valse avec un prince charmant échappé d'un baiser sur la bouche du crapaud, et les serpents se font un festin de pommes en s'hypnotisant tendrement les uns les autres.

Loup y es-tu ?

Il était une fois...

   Maman, ma petite maman, où es-tu maintenant ?

Il était deux fois...

mercredi 11 janvier 2012

Le repas d'automne

   Un chat marche sans bruit sur les feuilles mortes, patte de velours et boule de poil, il guette les écureuils qui bondissent entre les branches armés de leurs mitraillettes à noisettes. Il bondit soudain au pied d’un arbre et fauche adroitement un mulot qui s’en allait donner l’alerte. Je ne suis pas là, personne ne sait que je suis là.
   Il brise net la jugulaire du petit animal et envoie bouler le cadavre entre les racines. Personne ne sait que je suis là. Son poil est de la couleur du sol, et tapi dans les feuilles, il est indécelable. Ses yeux seuls tranchent comme deux billes de ciel égarées dans la nouvelle saison. Il les a braqués sur les branches au-dessus de lui, guettant la moindre vibration.
   Vif comme l’éclair, il escalade le tronc et envoie une gifle magistrale à l’écureuil qui, comme surpris d’avoir été pris, le regarde en tombant. Toutes ses munitions dégringolent à sa suite et viennent s’éparpiller dans les feuilles tandis que son arme s’en va valser un peu plus loin. Satisfait, le chat bondit et se laisse atterrir en silence dans les feuilles mortes. Ce doux tapis a sauvé la vie du petit animal qui s’en allait déguerpir, mais son chasseur l’a vu et in extremis l’assomme d’un coup de patte. Puis il le grignote avec une lenteur gourmande et délibérée. C’est son repas préféré.
   Dédaignant les noisettes échouées, il repart la queue bien droite, fier de sa prise, ramenant la tête de sa victime en guise de trophée.

vendredi 6 janvier 2012

Ce que l'on fait derrière les murs

Tous voyaient chacun en train de faire ce que l'on fait derrière les murs. Personne n'avait plus nulle part où se cacher.
Neil Gaiman
 « Frontières »


Les gens
peignent. Sur le mur. Ils déstructurent le tracé du ciment entre les briques.
Le ciment est encore un autre mur. Qu'est-ce qu'un mur ?
Est-il solide ? Est-il invisible ? Est-il dans ma tête ? ou dans la vôtre ? Est-il autour de nous ? ou en nous ? en moi ? en vous ?
Les gens
font des choses
secrètes
derrière le mur. Parce qu'on ne peut pas les voir.
Derrière le mur
ils sont invisibles.

jeudi 5 janvier 2012

Playing Bird'n'Roll

   Il est en équilibre juste au bord du cratère, là où, en avançant d’un petit demi-millimètre à peine, il tomberait dans l’océan brûlant et bouillonnant qui s’ouvre sous ses pieds. Il marche comme ça sur cette fine muraille de pierre, parois de papier d’un extraordinaire berceau qui contient ce nourrisson clapotant, informe et flasque, et dangereux et mortel. Il en fait le tour sans trop se presser, les bras bien tendus, sur la pointe des pieds, funambule de tous les possibles. En bas, la créature rougeoyante vient lécher le mur à proximité de ses semelles et ça lui fait comme une drôle de sensation de chaleur qui naît de ses pieds, se propage dans ses jambes dans une trajectoire toute à fait exactement parallèle, s’embrasse juste là où on fait l’amour, enflamme son ventre, investit ses poumons, s’empare de son cœur, se dépêche dans ses bras et se rue dans sa tête pour venir finalement, bouquet final, électriser ses cheveux qui dansent follement autour de son visage. Il se sent tout-puissant, et pour cause. Il domine de son regard – mais ses yeux sont fermés – le liquide embrasé qui jaillit des entrailles de la Terre. Qu’est-ce qu’il se sent fort, à jouer l’équilibriste au bord d’un volcan !
   C’est presque comme s’il était le maître du monde.

   Finalement, un peu fatigué d’être le maître du monde – ça en fait des gens à administrer, et l’administration, il n’aime pas vraiment ça au fond – un peu fatigué donc, il s’assoit sur le rebord. Il contemple avec excitation ses pieds qui pendent dans le vide, à une distance délicieusement minuscule de l’écume de lave qui jaillit lorsque les vagues bouillantes viennent se fracasser contre les parois. Une ou deux fois, son imprudence lui arrache un sursaut qui manque de le précipiter d’un côté ou de l’autre du volcan, mais il se rattrape. Il se rattrape toujours.
   Il regarde le paysage. Au-delà de son volcan – il a décidé que ce serait le sien, en attendant le monde – ce n’est qu’une étendue de terre désolée et grise, où les hoquets du sol ont tracé crevasses et cratères. De loin en loin, une présence rougeoyante se manifeste dans l’un ou l’autre des trous. Il se dit que ce serait passionnant d’aller funambuler sur ces murailles-là, celles-là qu’il ne connaît pas.
   Il se prend à s’imaginer dessus. En train de marcher. Eviter les entailles pour ne pas se tordre la cheville et tomber (ça a déjà failli lui arriver ; et il craint fort que la prochaine soit sa dernière cabriole). De temps en temps, regarder en bas pour se recharger un peu en adrénaline. Très important, l’adrénaline. C’est un mot qu’il a toujours eu du mal à écrire mais sûrement qu’il est tellement incrusté dans son corps qu’il est difficile de l’en extirper (c’est une justification comme une autre, disait la maîtresse). Parfois, se mettre sur un pied juste pour voir comment ça fait. Encore plus d’équilibre ! Un jour, il sera tellement en équilibre qu’il s’envolera. Ça, il en est convaincu. Vraiment convaincu. Les oiseaux ne sont qu’un équilibre transformé en être vivant par la magie de… l’équilibre.
   Il n’a pas tellement théorisé sa pensée, mais il attend de pied ferme qu’elle se concrétise d’elle-même.
   Puisque ça arrivera !