mercredi 5 mars 2014

La route des corps

Dors, belle enfant, nous te
nous ne te réveillerons pas de ce sommeil lointain
et de tous tes rêves nous ne nous rappellerons
que le souffle du ciel sur tes lèvres closes.
Au-delà des royaumes de silence
où la voie ferrée trace une coulure délicate
au-delà, au bord du monde
là où une étrange machinerie
fait jour sous ta peau fragile
là où

là nous marchons sur le fil du monde
sur la route des corps

Une cicatrice crevasse la plaine.
et des fils de coton blanc s'échappe
un sang noir
qui bouillonne et se répand
en sanglots sur tes doigts

tu marches, les yeux fermés
tu marches funambule
tu marches sans équilibre
tu marches sans regarder
tu marches pour continuer à marcher

C'est comme courir au vacillement d'un précipice.
C'est comme
défier la chute à chaque pas franchi
Et la plaie écarlate que tu longes
appelle
de sa voix enrouée,
on ne comprend pas bien ce qu'elle dit, car
ses lèvres sont un chant à vif
que tu frôles
comme on promettrait un baiser...
et la plaie hoquette
crache –

et tu marches
parce que tu voudrais courir
et tu marches
parce que les autres tombent
tu marches
pour que personne
ne te voie pleurer, tu marches

pour ne pas cesser de marcher

mercredi 6 novembre 2013

Ce sourire


Why so serious ? • Hans Zimmer - Batman : The Dark Knight
Lee Bermejo

   Ce sourire s'étend à peine trop loin pour déranger le regard.
   Il s'est figé dans la chair
   au fur et à mesure que la cicatrice se rétractait. Il a creusé les joues et,
   en rampant jusqu'aux tempes,
   il a soufflé sa gangrène sous la peau du crâne.
   Il s'est répandu tout doucement... car c'est un sourire.

   Frôlant son oreille, il lui a murmuré des mots doux
   et il a écouté le sourire car personne d'autre ne lui parlait...

dimanche 28 avril 2013

Des armes

Des armes, des armes
Et des poètes de service à la gâchette

Léo Ferré / Noir Désir
« Des armes »


   Les tireurs embusqués ne faisaient aucun bruit.
   Blottis dans le silence, ils regardaient tomber une neige de papiers brûlés.

   Dehors, des formes s'agitaient. Des formes saccadées comme des pantins qui faisaient des choses étranges comme se percuter à répétition, se croiser sans se regarder, cogner des mains qu'ils étaient incapables de serrer. Des mains de bois, des yeux de verre, des sourires peints.
   Ils se levèrent, visèrent, ajustèrent et les formes soudain, tombaient. Tombaient cœur perforé, percutées par les mots qui jaillissaient des tireurs. Ceux-ci avaient la bouche grande ouverte. Et ils mitraillaient.
   Et les pantins s'écroulaient les uns après les autres, et étrangement, ce visage qu'ils avaient porté si longtemps se fendillait soudain. Des craquelures naissaient au coin des lèvres, rampaient jusqu'à faire de cette peau – encore humaine, toujours humaine – jusqu'à faire de cette peau humaine une véritable route accidentée, un terrain d'apocalypse. Quelques râles s'extirpaient de ces fissures comme de faibles volutes de fumée.

vendredi 29 mars 2013

Pâques 88

   Le capitaine faucha adroitement une fée. Il savait exactement comment infléchir son crochet ; il y avait ce fin espace juste entre la pointe et le manche, là où le métal se recourbait, qu’il fallait ajuster pour les saisir tout juste au niveau de la taille. Il nota mentalement qu’il ne l’avait même pas éraflée et il s’admira de sa propre adresse.
   Prise par surprise, la petite créature n’eut pas le temps de s’échapper avant qu’il ne l’empoigne de sa main valide. Terrorisée, elle poussait, tirait, griffait mais il ne sentait rien que de légères et, quelque part, excitantes piqûres. Les yeux immenses de la fée étaient pleins de peur.

dimanche 10 février 2013

C

   C'est comme une femme dans ma chambre.
   C'est comme une femme et ce n'est encore qu'un fantasme.

   Elle est une présence immense, créature immobile et neutre, que je ne sais pas encore animer. Charnelle, quelque part, son sang fait de vent qui attend de battre – et une peau de bois froide.
   Elle n'est pas organique encore. Elle ne s'est pas animée encore.
   Elle attend.

   Elle est sortie du moule de mes rêves hésitants, de mes inspirations passagères. Elle est là et elle n'existe pas tout à fait. Elle est là et elle n'est pas exactement mienne ; elle ne bouge pas. Ne bruisse pas. Ne chante pas.
   Pas encore réanimée. Pas encore sortie de sa léthargie poussiéreuse, sculpture de bois et de métal.
   Sculpture et pas encore instrument. Objet et pas encore musique.
   (Je te rendrai musique, ô créature, ô instrument.)