Lee Bermejo
Ce sourire s'étend à peine trop loin pour déranger le regard.
Il s'est figé dans la chair
au fur et à mesure que la cicatrice se rétractait. Il a creusé les joues et,
en rampant jusqu'aux tempes,
il a soufflé sa gangrène sous la peau du crâne.
Il s'est répandu tout doucement... car c'est un sourire.
Frôlant son oreille, il lui a murmuré des mots doux
et il a écouté le sourire car personne d'autre ne lui parlait...
Et d'un coup
il a balayé l'échiquier, culbuté les dames,
achevé les petits chevaux et écrasé les pions. Le sourire la lui a montré :
la fausse carte.
Celle qui joue et défait toutes les autres. Celle qui est bâtarde et métamorphe,
différente à chaque jeu,
à chaque partie,
à chaque joueur.
« Il n'a pas de réelle personnalité propre.
Il se recrée chaque jour. »
Et le sourire a souri depuis sa plaie.
-
Le sourire fausse la donne.
« Tu laisses cette petite fenêtre... Un aperçu de la perfection sous-jacente... Le menton d'un homme,
un vrai. Pas la mâchoire
et la bouche
d'une créature infernale...
Un râle de violoncelle, note dissonante qui vient bousculer les autres, incidemment, comme un fil coupant sur la mélodie
Pourquoi tu le donnes à voir ?
ce petit quelque chose qui se distend, se distend, se distend jusqu'à craquer aux cordes,
Dis-moi pourquoi ! »
jusqu'à racler les basses
un frottement sourd
jusqu'à s'éteindre –
« Pour me moquer de toi. »
-
Quelque chose grouille dans sa tête qui est né de ce sourire forcé.
Quelque chose qui a infecté tout son corps.
Les battements de son cœur
emplissent toute sa cage thoracique et rebondissent
jusqu'à son crâne. La vibration gagne même le sourire qui, alors,
se tord et se tait
car ce sourire aurait voulu ne jamais exister, ne pas entendre le cœur,
et ses appels déchirants au monstre blotti dans la chair.
On aperçoit au détour d'une case, au détour d'un plan un écho humain.
« Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire :
Tu ne tueras point. »
Et surgit soudain cet enfant sans nom
celui qui pleure aux bras d'une femme, celui
qui éclate de rage et frappe,
et frappe et frappe et frappe
et frappe le Batman,
comme une rengaine
comme une comptine
pour ne pas y revenir
pour ne pas y retourner
Celui qu'on ne pourra tuer car il ne grandit plus.
Et la fissure se referme.
-
Ainsi le sourire a ruisselé dans ce corps faible, il s'est faufilé au creux des os
comme une brise
au fil des nerfs, a infiltré pores et souffle et sang
et clos son hôte au creux d'un monstre.
Il ne tient peut-être plus qu'au cœur
qui bat encore dans le grand vide.
... il aurait voulu une voix pour répondre au cœur.
Le monstre, de toute son âme de monstre,
désire répondre au cœur.
Mais ce monstre né du sourire n'a pas de voix.
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