mercredi 6 novembre 2013

Ce sourire


Why so serious ? • Hans Zimmer - Batman : The Dark Knight
Lee Bermejo

   Ce sourire s'étend à peine trop loin pour déranger le regard.
   Il s'est figé dans la chair
   au fur et à mesure que la cicatrice se rétractait. Il a creusé les joues et,
   en rampant jusqu'aux tempes,
   il a soufflé sa gangrène sous la peau du crâne.
   Il s'est répandu tout doucement... car c'est un sourire.

   Frôlant son oreille, il lui a murmuré des mots doux
   et il a écouté le sourire car personne d'autre ne lui parlait...

   Et d'un coup
   il a balayé l'échiquier, culbuté les dames,
   achevé les petits chevaux et écrasé les pions. Le sourire la lui a montré :
   la fausse carte.
   Celle qui joue et défait toutes les autres. Celle qui est bâtarde et métamorphe,
   différente à chaque jeu,
   à chaque partie,
   à chaque joueur.


   « Il n'a pas de réelle personnalité propre.
   Il se recrée chaque jour. »

   Et le sourire a souri depuis sa plaie.

 -

   Le sourire fausse la donne.

   « Tu laisses cette petite fenêtre... Un aperçu de la perfection sous-jacente... Le menton d'un homme,
   un vrai. Pas la mâchoire
   et la bouche
   d'une créature infernale...

   Un râle de violoncelle, note dissonante qui vient bousculer les autres, incidemment, comme un fil coupant sur la mélodie

   Pourquoi tu le donnes à voir ?

   ce petit quelque chose qui se distend, se distend, se distend jusqu'à craquer aux cordes,

   Dis-moi pourquoi ! »
  
   jusqu'à racler les basses 
   un frottement sourd
   jusqu'à s'éteindre –


   « Pour me moquer de toi. »

-
  
   Quelque chose grouille dans sa tête qui est né de ce sourire forcé.
   Quelque chose qui a infecté tout son corps.

   Les battements de son cœur
   emplissent toute sa cage thoracique et rebondissent
   jusqu'à son crâne. La vibration gagne même le sourire qui, alors,
   se tord et se tait
   car ce sourire aurait voulu ne jamais exister, ne pas entendre le cœur,
   et ses appels déchirants au monstre blotti dans la chair.
   On aperçoit au détour d'une case, au détour d'un plan un écho humain.

   « Le visage est ce qu'on ne peut tuer, ou du moins ce dont le sens consiste à dire :
   Tu ne tueras point. »

   Et surgit soudain cet enfant sans nom 
   celui qui pleure aux bras d'une femme, celui 
   qui éclate de rage et frappe,
   et frappe et frappe et frappe
   et frappe le Batman,
   comme une rengaine
   comme une comptine
   pour ne pas y revenir
   pour ne pas y retourner
   Celui qu'on ne pourra tuer car il ne grandit plus.

   Et la fissure se referme.

-

   Ainsi le sourire a ruisselé dans ce corps faible, il s'est faufilé au creux des os
   comme une brise
   au fil des nerfs, a infiltré pores et souffle et sang
   et clos son hôte au creux d'un monstre.

   Il ne tient peut-être plus qu'au cœur
   qui bat encore dans le grand vide.


   ... il aurait voulu une voix pour répondre au cœur.
   Le monstre, de toute son âme de monstre,
   désire répondre au cœur.


   Mais ce monstre né du sourire n'a pas de voix.



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