L’individu qui était entré, lui, n’accorda en revanche aucune attention aux hommes présents dans le bar. Il cherchait une femme – une femme qu’il savait pouvoir trouver ici, blottie dans un coin, une cigarette à peine consumée entre ses longs doigts tremblants. Il avait déjà eu l’occasion d’admirer ses mains, et bien qu’il ne lui portât pas une affection particulière, avait sincèrement regretté qu’elle ait bifurqué dans la voie sombre de ses semblables au lieu d’embrasser la vocation d’honnête pianiste qui s’ouvrait devant elle. Car pianiste, elle l’était ; mais les larmes que créaient ses notes légères et tranchantes n’étaient pas celles de l’admiration.
Oui, cette femme était bien étrange, et malgré lui l’homme qui la cherchait à cette heure était fier de la connaître.
Il ne tarda pas à la repérer. Elle était exactement là où il l’avait imaginée. Assise contre les planches hâtivement clouées, le visage masqué en partie par l’ombre d’une plante en pot qui ne tarderait pas à rendre l’âme, tirant avec fébrilité de courtes bouffées d’une cigarette démesurément longue – où se les procurait-elle, bon sang ?
Le
reconnaîtrait-elle ? C’était peu probable. Elle avait glissé un regard
dans sa direction au moment où il était entré, comme les autres. L’aurait-elle
reconnu qu’elle aurait bondi de son banc et se serait enfuie par la sortie de
secours, toute proche.
La porte. Il
contourna les tables pour l’approcher de manière à lui bloquer tout
échappatoire.
- Bonjour,
Blanche, murmura-t-il.
Elle sursauta
avec tant de violence que sa cigarette bondit de ses doigts tremblotants pour
aller rouler sur la table, répandant une traînée de cendre. Elle recula contre
le mur, son regard nerveux capta en une fraction de seconde qu’elle était
acculée et ses sorties fermées. Elle était pareille à une bête sauvage.
- Je croyais
que tu ne jugeais jamais sur l’apparence physique, lui dit-il avec un léger
sourire.
Mais il savait
pertinemment que ce n’était pas la balafre qui lui fendait le visage qui
effrayait sa jeune proie. S’il était devenu quasiment impossible de le
reconnaître dans son apparence pour une femme qui l’avait vu pour la dernière
fois cinq ans auparavant, sa voix en revanche n’avait pas changé et était
reconnaissable entre toutes, en particulier pour une musicienne, en particulier
pour celle-là.
- Je n’ai tué
personne, cracha-t-elle.
- Je n’en doute
pas, Blanche, répondit-il en dessinant sur ses traits une expression de
surprise. Je ne l’ai jamais affirmé.
- Dis-moi alors
ce que tu fais là, reprit-elle, méfiante.
- Je viens te
chercher.
Elle voulut
reculer encore, ne réussit qu’à se cogner contre les panneaux de bois.
- Je n’ai tué
personne ! répéta-t-elle.
- Je sais, je
sais, Blanche, lui dit-il doucement. Mais tes talents ne sont pas inconnus, ma
belle… D’autres que nous, par des moyens que j’ignore, ont été mis au courant…
Il m’importe à présent de te, de les protéger.
Une lueur
d’étonnement passa dans les yeux de la jeune femme, bientôt remplacée par une
méfiance encore plus forte que la précédente.
- Bien sûr,
jeta-t-elle avec hargne. Bien sûr, tu viens me protéger ! Si je devais
croire ne serait-ce qu’une seule de tes paroles de serpent ! je croirais à
ton lapsus, ton lapsus qui m’a prouvé que ce n’était que mes… talents… qui t’importaient.
Mais même ça ! s’emporta-t-elle. Même ça je ne peux pas me permettre de le
croire, parce que tu es un être de mensonge, parce pas une seule parole de
vérité ne saurait s’échapper de tes lèvres ! Je ne te crois pas, je ne te
crois pas, répéta-t-elle.
Il prit son
temps avant de répondre, ses yeux noirs plongés dans ceux, gris d’acier, de
celle qui lui faisait face.
- Cinq ans,
Blanche, murmura-t-il doucement. Cinq ans que tu ne m’as pas vu. Comment
peux-tu savoir si je suis toujours le même, celui que tu te plais à me
dépeindre ?
Elle ne lui
répondit pas, ne lui accordait plus aucune attention ; ses longs doigts
pianotaient sur la table à une vitesse inhumaine, ses yeux nerveux roulaient
dans leurs orbites, guettaient dans les coins d’ombre une issue désespérée. En
vain. La seule porte qu’elle aurait pu atteindre se trouvait être celle que son
interlocuteur avait pris soin de bloquer en arrivant. La porte d’entrée se
trouvait trop loin, et trop grand le risque qu’elle trébuche en se ruant vers
la sortie – elle était piégée, piégée comme la bête sauvage que traquait son
chasseur. Alors, après avoir constaté qu’elle ne pourrait s’échapper d’aucune
manière, alors seulement elle reporta son attention vers l’homme. Il ne l’avait
pas quittée du regard. Un frisson de délice le parcourut lorsqu’il vit la
flamme dure, sans équivoque, qui était née dans les yeux de la jeune
femme ; il avait été si sot de croire qu’elle se laisserait facilement
faire. Ce ne serait pas une mission de routine, ce serait une véritable partie
de chasse – teintée de cette mélancolie, peut-être, qui vous prend lorsque vous
abattez une personne que vous connaissez… il chassa cette pensée d’un battement
de cil. Mélancolie ? Il avait banni ce mot de son répertoire.
- Blanche,
Blanche… reprit-il, un gentil sourire flottant sur les lèvres.
- Blanche,
Blanche ! singea-t-elle d’une voix qui avait viré à la crécelle. Blanche !
Oh, Blanche, ma chérie, ne bouge pas pendant que je colle mon revolver sur ta
tempe, tu serais bien aimable !
De la rage pure
dansait dans ses yeux. De la haine aussi.
Il faillit un
instant prendre un air choqué pour réciter sa réplique suivante, puis, avec un
haussement d’épaule, décida de redevenir lui-même. Il n’avait jamais été un
grand acteur de théâtre. D’ailleurs il n’avait pas essayé.
Aussitôt ses
yeux noirs, de veloutés, devinrent granit. Ses muscles se contractèrent
légèrement, se verrouillèrent ; son visage devint dur, ses larges mains
glissèrent imperceptiblement sur la table. Il se releva de toute sa hauteur.
Aurait-elle été debout qu’il l’aurait dépassée d’une bonne tête.
- Blanche…
gronda-t-il. Tu es une mauvaise fille. On m’avait demandé d’être gentil avec
toi, ma belle. Tu sais combien ça me coûte d’être gentil… en particulier avec
toi… et c’est ainsi que tu récompenses mes efforts ?
Il atténua la
rage qui couvait dans sa voix. Lui-même, mais pas complètement. Vrai, mais pas
vraiment.
-
Blanche ! Nous voulons véritablement t’aider. Que j’aie changé ou non, je
ne parle pas en mon nom, je parle en celui de tous. Que crains-tu de moi ?
Que je te tue ? Ils sauraient faire bien pire. Nous voulons préserver ton
talent, Blanche ; ils veulent te le voler. Avec toutes ces idées que ces
types peuvent se mettre dans la tête, jusqu’à quelles extrémités crois-tu
qu’ils pourraient aller ? Tu as vraiment besoin que je les énumère, que je
te les décrive, Blanche ? Tu veux que je le fasse ?
Elle tremblait.
Les lèvres serrées, elle secoua lentement la tête. Non, elle connaissait les
méthodes. Elle les connaissait très bien.
- Viens avec
moi, reprit-il d’un ton radouci. Je vais t’emmener dans le quartier général que
nous avons sur Paris ; de là-bas, nous te placerons dans un avion en
direction de Londres. Tu aimes Londres, non ? La branche anglaise du
groupe dont je te parle est mal organisée et nos agents ont pris soin de la
démanteler. Aie confiance en moi, Blanche. Confiance. Connais-tu encore ce
mot ?
- Non,
murmura-t-elle. Non et toi non plus.
- Qu’est-ce que
tu dis ?
- Je dis que je
n’ai pas confiance en toi, reprit-elle plus fort.
- C’est
dommage, Blanche. C’est très dommage.
Elle le fixa.
- Pour toi sans
doute.
- Un peu moins
que pour toi, ma belle…
Il se laissa
glisser près d’elle sur la banquette de cuir élimée, colorée d’un rouge terni
par les passages. Elle eut un mouvement de répulsion.
- C’est ma
balafre ? sourit-il. Je ne vais pas te raconter d’où elle me vient ;
ta confiance en moi s’en trouverait encore amenuisée.
- Elle n’existe
pas, cracha-t-elle.
Elle sentit
brutalement quelque chose de froid se poser très légèrement contre sa nuque –
comme un flocon de neige ; comme un serpent fait de courants d’air…
- En es-tu
sûre, Blanche ?
Il se pencha
vers elle.
- En es-tu
vraiment sûre ?
Elle planta son
regard dans le sien. Elle conservait une étonnante maîtrise d’elle-même tandis
que la lame de son interlocuteur dessinait des sillons sanglants au bas de sa
nuque.
- Je n’en ai
jamais été aussi sûre, assena-t-elle. Jamais.
Il sourit.
- Je t’aimais
bien, Blanche.
- Et moi, je
t’ai bien aimé.
- Nous avons
été amis, n’est-ce pas ?
- Il
paraîtrait.
- Cela me
semble peu probable.
- Et à moi
donc.
Ils éclatèrent
de rire ensemble. La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
- As-tu fait un
concert récemment, chère amie ? lui susurra-t-il malicieusement à
l’oreille.
Elle sourit. La
lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
- Le dernier
date de cinq ans, tu y étais présent, souffla-t-elle. Tu en as miraculeusement
réchappé…
- Tu aurais
aimé que j’y passe, n’est-ce pas ?
- Ô
combien !
- Mais je suis
là, Blanche. Je ne t’ai pas quitté. Je suis resté ton fantôme…
La lame n’avait
pas cessé sa danse de mort.
- Un fantôme,
Blanche, rien de plus qu’un fantôme…
La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
- Le spectre de
ceux que tu as envoyé à la tombe…
Elle se raidit.
La lame n’avait pas cessé sa danse de mort.
- Il fallait
bien que je te rende la monnaie de ta pièce, chuchota-t-il.
La lame acheva
son ballet d’écarlate.
- Mort pour
mort, Blanche… mais moi je suis encore vivant.
Il se leva
nonchalamment, rabattit sa capuche sur sa tête et sortit. Le cuir doucement
reprenait ses couleurs d’antan.
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